Crise économique et financière au Liban: la fin d’une illusion
Mark ELIAN et Maria ABOU JAOUDE, Terminale
“Il était tellement beau ce pays… Les promenades sur la Corniche, le tramway qui longeait la côte, l’odeur des “manaqish” dans les innombrables fours, ces inconnus qui t’invitent à prendre un café…”, me dit ma grand-mère. Mais que reste-t-il de tout cela aujourd’hui ? Pourquoi ma mère me demande de me méfier des regards indiscrets ? Pourquoi ma vie n’est plus comme elle l’était il y a tout juste quelques années ? Comment sommes-nous arrivés à ce stade ? Regardons de plus près les réelles causes de cette bombe à retardement.
Aux origines de la crise économique et financière au Liban :
Non, un pays ne peut pas basculer dans l’enfer à cause d’une taxe WhatsApp de 6 dollars. Non, ce n’est pas en moins de 24 heures qu’un système entier s’écroule. C’est bien plus que cela. En fait, c’est une simple bombe à retardement…
5… Au lendemain de la guerre civile, le Liban est complètement détruit. Une politique de reconstruction est urgente pour relancer l’économie du Pays du Cèdre. Cela passe nécessairement par l’attrait de capitaux en monnaie fraiches de l’étranger. Pour ce faire, le gouvernement de Rafic Hariri décide en 1997, en accord avec la Banque centrale et son gouverneur Riad Salameh, de fixer le dollar au taux officiel de 1507,50 livres libanaises. Le but de cette politique financière : faciliter les échanges avec l’étranger et attirer les déposants avec des taux d’intérêt astronomiques, donc invraisemblables.
4… Post-guerre, le peuple, en plus des traumatismes humains vécus, garde en mémoire l’image d’une monnaie faible et instable, après avoir vu leur pouvoir d’achat diminuer suite à la dévaluation de la livre libanaise. Le manque de confiance des libanais en la monnaie locale pousse les autorités à mettre en place des taux d’intérêts astronomiques, initialement de l’ordre de 30 à 35%, sachant que la monnaie risque, pour les déposants, d’être dévaluée à n’importe quel moment. Ce taux sera revu à la baisse (10%), le gouvernement ayant vite réalisé la gravité de la situation.
3… Ainsi, le Liban ne tardera pas à devenir prisonnier d’un système de Ponzi, un montage financier frauduleux qui consiste à rémunérer les investissements des clients par des fonds procurés par de nouveaux entrants. En gros, on s’endette pour rembourser nos dettes. Si l’escroquerie n’est pas découverte – ce qui était le cas durant toutes ces années, le peuple libanais, dans sa majorité, accordant une confiance aveugle à tout ce système -, elle apparaît au moment où elle s’écroule, c’est-à-dire quand les sommes procurées par les nouveaux entrants ne suffisent plus à couvrir les rémunérations des clients (le remboursement des dettes).
2… À noter que durant toute l’après-guerre, la principale source de capitaux rentrant émane de la diaspora qui a émigré entre 1975 et 1990. Cette diaspora, qui a connu beaucoup de succès à l’étranger, envoyait régulièrement des devises étrangères à leurs proches restés au Liban (à hauteur d’environ 8 milliards de dollars par an !!!). Sauf que les différents acteurs économiques (État, banques centrale et commerciales, déposants) n’ont pas su faire bon usage de ce privilège. Quoi de mieux qu’un salaire mensuel en devises fraiches tout en restant bien au chaud à la maison ?
1… À cela s’ajoutent les facteurs externes tels que le recul de l’activité économique dans les pays du Golfe, réputés pour être les amis du Liban, surtout en temps de crise, mais aussi et surtout la guerre en Syrie qui a fortement diminué les exportations déjà faibles et donc la croissance économique.
C’est dans ce contexte que se sont déroulées les trente années qui ont suivi la guerre du Liban. En 2019, les fissures se sentent. Des rumeurs font écho de l’effondrement de tout ce système illusoire qui a si longtemps duré. On spécule dans les coulisses. La rue bouge. Et BOOM ! Le 17 octobre 2019, avec le déclenchement des mouvements de protestation, la bombe à retardement détonna, les exploits de Riad Salameh furent remis en question, et la descente en enfer officialisée.
Des conséquences désastreuses :
Si on voulait énumérer toutes les conséquences de l’instauration de ce système économique et financier et de son effondrement, on n’en finirait jamais. Mais voici quelques répercussions importantes qui sont palpables au niveau de la société libanaise :
- Les retraits en dollars ont été limités par les banques, même pour les comptes en devise américaine. Les déposants ne peuvent retirer que des livres libanaises à un taux de change décidé par leur établissement (aux alentours de 3900L.L. le dollar), et ces retraits sont limités. Si un déposant souhaite retirer davantage d’argent, il a le droit de le faire, mais au taux officiel fixé par la Banque centrale (1507,50L.L.). Pour pallier l’insuffisance en dollars, la Banque centrale imprime de la monnaie locale, ce qui mène à l’inflation. Les salaires étant toujours les mêmes, le pouvoir des ménages diminue conséquemment.
- Selon de nombreuses études, plus de la moitié de la population libanaise vit désormais sous le seuil de pauvreté. Cela résulte de la perte de leur emploi et de la baisse de leur pouvoir d’achat.
- Le nombre de vols, de meurtres et de suicides a considérablement augmenté.
- De nombreux secteurs, dont l’éducation et la santé, connaissent une « dollarisation ». À titre d’exemple, de nombreuses universités ont adopté le « lollar » (le « dollar libanais », soit l’équivalent de 3900L.L.), comme unique mode de paiement.
Quelles solutions peut-on envisager pour une sortie de crise ?
Au niveau politique, il ne fait aucun doute que seul un gouvernement bénéficiant de la confiance de la communauté internationale et capable de mener à bien des réformes profondes au sein du système politique et économique, pourra attirer de nouveaux investisseurs et ainsi assurer de nouveau la balance entre devises locales et devises étrangères. Pourquoi ne pas entrer en contact pour cela avec le Fonds monétaire international, qui pourra, en l’absence de personnes compétentes au pouvoir, nous garantir la stabilité économique et financière en contrepartie de réformes ? C’est gagnant-gagnant, sachant qu’on a besoin de se relancer dans le court terme et qu’on a besoin de réformes à moyen et long terme pour restructurer tout un système défaillant.
Au niveau économique, avec la dévaluation de la livre libanaise, les produits locaux ne coûtent pratiquement pas grand chose pour les pays dont la monnaie est stable. On pourrait alors se concentrer sur les exportations, en proposant des produits sur le marché international à des prix très compétitifs. Cela passe nécessairement par la subvention par l’État du secteur primaire (l’agriculture) et pourquoi pas du secteur secondaire (l’industrie). Pour rappel, l’économie nationale se caractérise depuis la fin de la guerre de civile par la domination du secteur tertiaire (les services, comme le secteur bancaire ou le tourisme) sur les autres secteurs. Durant toutes ces
années, l’État a abandonné toute une main-d’œuvre travailleuse, une main-d’œuvre à laquelle on doit aujourd’hui, plus que jamais, tendre la main pour aller de l’avant.
Après une infinité d’échec cuisants dont les conséquences se font ressentir sur la population libanaise, il ne fait aucun doute que la nouvelle génération sera seule à même de mettre sur le bon chemin un pays dévasté par la corruption, le clientélisme, le chômage, la pauvreté, l’injustice et l’inégalité.